CHAPITRE VI

 

 

Les seuls sons audibles dans la pièce étaient les froissements de papier.

Avec un sourire satisfait, Melles lisait la dernière page du rapport du commandant Sterm. L’ordre était rétabli à Jacona, la capitale. Elle n’était pas sous le coup de la loi martiale, mais les soldats et les miliciens patrouillaient dans les rues ensemble, à la satisfaction des deux corps. Il avait testé son plan ici, où il pouvait tout superviser, et ses idées avaient fonctionné. Pas à la perfection, mais il ne s’attendait pas à ça. Dans l’ensemble, Thayer et lui étaient satisfaits.

Comme il l’avait prédit, les prix des denrées de base avaient augmenté quand elles s’étaient raréfiées. Le citoyen moyen ne pouvait plus se permettre que deux repas sur trois. Des privations suffisantes pour provoquer des émeutes. Melles avait donc donné l’ordre de tuer, et lancé le second tiers de son plan. Jacona était divisée en quartiers, avec un élu à la tête de chacun, le capitaine de district, responsable des affaires locales. Cela simplifiait l’organisation. Désormais, les citoyens de Jacona étaient soumis à un rationnement strict, avec un nombre précis de tickets par semaine, selon la décision des capitaines. Le contrôle des prix était entré en vigueur en même temps que le rationnement. Personne ne mourrait de faim, et si les prix restaient élevés, ils n’étaient plus exorbitants. Les arrivages de nourriture avaient repris et les tickets assuraient à chacun sa subsistance. Mais ils concernaient seulement les produits de base.

Certains citoyens choisissaient de troquer leurs tickets ou ceux de leur famille contre – par exemple – de l’alcool. L’Empire fermait les yeux, du moment que les personnes impliquées étaient adultes.

Les capitaines avaient ordre de s’intéresser aux enfants qui mendiaient de la nourriture. Si leurs parents ne pouvaient pas se procurer de quoi nourrir leurs familles, ils étaient placés dans un orphelinat impérial.

Là, les parents ne pouvaient plus les récupérer, car ils étaient sous la protection de l’État. À quatorze ans, les garçons entreraient dans l’armée. Les filles – ou les garçons chétifs – rallieraient un corps auxiliaire de l’armée ou deviendraient des servantes. À moins de montrer des capacités hors du commun.

Mais cela n’avait rien à voir avec le rationnement…

Il y avait bien sûr des produits de luxe disponibles au marché noir. Là encore, l’Empire fermait les yeux – à condition qu’ils ne proviennent pas d’un entrepôt impérial. La ronde des repas continuait comme avant dans les manoirs des riches, mais le budget avait doublé. D’après les agents de Melles, les prix s’étaient stabilisés également sur le marché noir. Les riches allaient devoir travailler un peu plus dur pour maintenir leur train de vie. Beaucoup avaient déjà investi dans le charbon, le bois et d’autres combustibles. Il y avait aussi quelques nouveaux nantis, qui avaient vu venir les choses, et placé leur argent en conséquence. Et des anciens riches ruinés, parce qu’ils faisaient le commerce d’objets magiques ou de costumes de festival dont personne ne voulait dans les conditions actuelles.

Mais jusque-là, à part pour ces quelques malchanceux, rien n’avait changé.

Il n’y avait pas eu d’autre émeute après la première, qui avait permis à Melles d’ordonner que les archers tirent sur la foule. Douze tués, tous des meneurs… Des manifestations se succédaient, et des discours retentissaient à tous les coins de rue, mais on les ignorait. Plus aucun bâtiment ne s’était écroulé – sans doute parce qu’il n’en restait plus parmi ceux qui tenaient debout grâce à la magie.

Il y avait tellement de travail que le chômage n’existait plus. Ceux qui manifestaient le faisaient pendant leur temps libre – à part les quelques riches excentriques qui n’avaient pas besoin de gagner leur vie.

Aux endroits où les aqueducs magiques n’amenaient plus l’eau, et où il n’y avait pas de puits, des citoyens apportaient des seaux pour remplir les toutes nouvelles citernes. D’autres ramassaient les ordures, les cendres et les déjections animales dans les cours et les rues. Heureusement, les égouts n’étaient pas magiques et fonctionnaient sans problème.

La vie dans la capitale n’était pas redevenue normale – ça n’arriverait pas avant l’arrêt des tempêtes magiques – mais le citoyen moyen travaillait, touchait une paye, mangeait régulièrement et dormait sur ses deux oreilles. S’il avait plus froid cet hiver que le précédent, ou un peu plus faim, ses voisins aussi. Mais il n’y avait plus d’émeute dans les rues, et plus de mendiants, car ils finissaient vite manutentionnaire dans un entrepôt impérial ou affectés à une brigade de porteurs d’eau ou d’éboueurs.

Cette justice sociale comblait le citoyen moyen. Et il se réjouissait de voir les employés impériaux travailler jour et nuit pour lui rendre son confort.

Des poêles aptes à brûler n’importe quel combustible – charbon ou bouse – étaient désormais disponibles pour une somme raisonnable dans les entrepôts impériaux. Des blanchisseries et des bains publics avaient été ouverts. Ainsi, le citoyen qui ne pouvait pas se permettre de chauffer de l’eau pouvait se laver et faire sa lessive pour quelques pièces de cuivre.

Tout ça visait à lui permettre de penser au jour où il retrouverait son confort.

Et s’il avait renoncé à un peu de sa liberté, à part quelques mécontents, tout le monde pensait que c’était un sacrifice acceptable. Certaines personnes jubilaient même de voir des soldats se charger, dans les rues, de les débarrasser des fauteurs de troubles. De fait, il n’y avait quasiment plus de vols, d’attaques ou de viols.

Enfin, le vol, l’attaque ou le viol d’un citoyen par un autre n’existent pratiquement plus… Aucune personne saine d’esprit n’accuserait un soldat ou un milicien d’un de ces crimes. Et sans accusation, pas de délit, donc pas de problème officiel.

Jusque-là, tout ce que Melles avait lancé fonctionnait, ou finirait par marcher avec quelques ajustements mineurs. Il était temps d’organiser la prochaine étape.

Pensif, il posa les coudes sur son bureau, et plaqua le bout de ses doigts sur ses lèvres.

Melles fixait la flamme de la lampe à huile – qui avait remplacé la lumière magique – posée sur le bureau placé près de l’antique cheminée, où trônait une version améliorée du poêle officiel : un engin en acier et en céramique qui brûlait du charbon. Encore l’ingéniosité impériale : le charbon fournissait plus de chaleur et brûlait plus longtemps que le bois, même s’il produisait une fumée très polluante qui pourrait devenir un problème. Mais cette nouvelle invention leur permettrait de passer l’hiver. Toutes les cheminées du palais, et pratiquement toutes celles des manoirs de la noblesse, en abritaient une, et les mines de charbon, qui jusque-là produisaient seulement pour la métallurgie, livraient par fourgons entiers aux citoyens. Une variante de ce poêle chauffait l’eau des salles de bains du palais et des établissements publics impériaux. Bizarrement, tout ça était très profitable pour le Trésor. Car l’Empire collectait les impôts sur les bénéfices, et il vendait des poêles et des services.

Comme tous les vols, celui de charbon était puni de travaux d’intérêt généraux. Ceux qui se rendaient coupables d’incitation à l’émeute, de participation à des troubles, de pillage, d’ivresse sur la voie publique, de vandalisme, de vagabondage ou de délinquance étaient également affectés à une brigade d’éboueurs ou de porteurs d’eau. Une solution plus productive que de les flanquer en prison ou de les enrôler dans l’armée. Grâce à cette nouvelle loi, les rues étaient plus tranquilles.

Tremane n’aurait jamais ordonné tout ça. Il n’avait ni l’audace ni l’ouverture d’esprit – et peut-être pas les capacités intellectuelles – pour imaginer des plans aussi ambitieux en si peu de temps.

Melles continua de regarder la flamme, mais l’inspiration continua de le fuir. Il prit un autre rapport et le feuilleta. Avant de planifier la suite, il devait commencer par s’occuper de ses opérations secrètes.

Une fois les émeutes écrasées, il y avait eu moins de plaintes qu’il ne s’y attendait. C’était surprenant. Il s’attendait à rencontrer plus de résistance.

Autrement dit, les citoyens de Jacona se laissaient mener comme de gentils moutons.

Oh, il y avait bien quelques trublions – et l’inévitable mouvement pour la « liberté ». Comment aurait-il pu en être autrement ? On trouvait toujours des individus qui refusaient que leur liberté subisse des restrictions, même savamment déguisées.

Le mouvement des Droits des Citoyens vous a identifié comme la source des nouveaux édits et des punitions, disait le rapport écrit par le chef de ses agents de bas niveau de la cité. Ils pensent que l’empereur n’est pas au courant, et qu’en s’y prenant bien, ils réussiront à attirer son attention sur vos abus, entraînant votre révocation. En cas d’échec – parce que vous manipulez l’empereur – ils prévoient un soulèvement général pour renverser le gouvernement.

Ça aussi, Melles l’avait anticipé. Alors, il n’était pas alarmé, mais plutôt content d’avoir su si bien prédire l’avenir. Son agent n’était pas inquiet non plus. Il voulait seulement plus d’instructions, maintenant qu’il avait identifié le mouvement, ses objectifs et ses membres.

Melles prit une plume, une feuille et commença à écrire sans même réfléchir à la traduction. Il avait tellement l’habitude de correspondre avec ses agents qu’il connaissait tous les codes par cœur. Il ne s’agissait pas réellement d’une lettre chiffrée. Aux yeux d’un étranger, elle ressemblerait à une banale missive envoyée par un serviteur du palais à un de ses parents.

En réalité, elle disait :

Ne faites rien ouvertement contre ceux qui me critiquent. Quant aux citoyens moyens, continuez de leur mentir sur mon impuissance face à la tyrannie de l’empereur. Faites-leur croire que j’essaie de juguler les excès de Charliss, qui est personnellement responsable de leur malheur. Je veux que les membres des Droits des Citoyens eux-mêmes me surnomment l’« Ami du Peuple ». Continuez de les identifier, et si des meneurs sortent des rangs, trouvez leurs faiblesses et un moyen de les handicaper sans les éliminer. Tenez-moi informé à tout moment.

Melles allait sceller l’enveloppe quand il pensa à autre chose, et ajouta une deuxième feuille.

Il y a sans cesse des erreurs bureaucratiques – des hommes arrêtés alors qu’ils rentrent de leur travail, victimes de la hargne des soldats… Envoyez-moi quelques dossiers afin que je puisse enquêter et faire libérer ces innocents. Signalez-moi surtout ceux qui ont des enfants qui souffrent de leur absence.

Il scella l’enveloppe, y écrivit l’adresse et la posa dans le panier, afin que son messager la porte à l’endroit convenu.

Cet ajout était une inspiration géniale. Melles demanderait à un clerc de s’occuper de la paperasse nécessaire pour libérer l’homme. Puis il lui enverrait un peu d’argent, quelques produits de luxe et des friandises pour les enfants. Alors, l’Héritier deviendrait un héros dans la rue.

Maintenant qu’il était au sommet de l’État, les strates de bureaucratie, entre le citoyen moyen et lui, étaient si épaisses que ses admirateurs risquaient de mourir de vieillesse avant d’avoir pu obtenir une audience avec lui.

Tout ça allait générer un peu plus de travail, mais il y avait suffisamment d’employés pour s’en occuper.

Un autre que Melles aurait fait arrêter les contestataires. Et montré ainsi son inexpérience. Aussi longtemps qu’on connaissait les meneurs et les membres de ces mouvements, et leurs faiblesses, il était préférable de les laisser faire. En des temps si troublés, les mouvements insurrectionnels étaient comme les cafards : on en écrasait un et cent autres naissaient. Les rebelles avaient tendance à s’épanouir face à un certain volume de persécutions, puisque cela justifiait leur cause aux yeux des autres. En fait, beaucoup avaient besoin de se sentir persécutés pour justifier leur pathétique existence.

Melles jouait le même jeu que ces idiots, mais à un niveau plus élevé. Quand on leur donnait des bribes d’informations sur la complexité d’une situation, les gens devenaient vite manichéens. Si un individu n’était pas avec vous, il était contre vous. Si ce n’était pas blanc, c’était noir… Alors que les « oppressés » utilisaient ce phénomène pour s’attirer de la sympathie, Melles visait à attiser à leur sujet l’indignation du peuple. Ses plans étaient si complexes que le profane ne pouvait pas les comprendre, et il utilisait la police et les brigades de travail comme une façade. Il créait des concepts simples pour que le citoyen de base les absorbe et réagisse, tout en ne lui expliquant pas ce qui se passait vraiment. Du coup, même les meneurs devaient fonder leurs actions sur des informations incomplètes… Ou pire encore, sur de pures inventions. « Pire » pour eux. Pour Melles, c’était pain béni.

Il les observerait et les aiderait à l’occasion. Il les frustrerait, les combattrait et les utiliserait. Mais surtout, il les laisserait tenir leurs « assemblées » et s’enflammer les uns les autres. Ainsi, ils se tiendraient tranquilles et seraient presque inoffensifs.

Plus ils se plaindraient, alors que les conditions s’amélioraient, moins les gens les écouteraient.

Il valait mieux éliminer les rares individus compétents qui émergeaient parfois que s’attaquer à toute une organisation. Par exemple, un meneur trouverait la mort en se battant contre un voleur. Avant qu’il ne devienne un martyr, les preuves découvertes au cours de l’enquête démontreraient qu’il était un violeur d’enfants. Ainsi, le peuple le désavouerait et se détournerait de ses camarades. Il suffirait de dix ou vingt cas de ce genre pour que tout le monde soit soulagé par la disparition des fauteurs de troubles.

Les « combattants de la liberté » amateurs amusaient Melles. Si aucun groupe ne s’était formé, il aurait dû en fabriquer un pour attirer les vrais trublions. Les plus dangereux ? Ceux qui savaient que les organisations étaient des cibles évidentes et décidaient de lutter seul contre le pouvoir. Là, s’il réussissait à en attraper un, ce serait par hasard.

Mais les mouvements contestataires avaient leurs utilités, la principale étant de donner l’occasion aux têtes brûlées d’exprimer leur malaise. Quand ils faisaient des discours, ils ne mettaient pas le feu aux archives impériales, ne contrefaisaient pas les tickets de rationnement et ne pénétraient pas dans les camps de travail pour libérer les prisonniers.

Mieux valait une centaine de harangues idiotes qu’une émeute pour de la nourriture…

Melles posa le rapport sur la pile « lu », et s’intéressa au suivant. Si la situation n’avait pas été si difficile, il aurait été aux anges : il n’avait jamais eu autant de pouvoir et c’était enivrant !

Les rapports des responsables de ses opérations secrètes dans la cité indiquaient que tout se passait aussi bien que possible. La dernière inconnue ? Les effets des tempêtes magiques…

Melles espérait en avoir tenu assez compte pour éviter le chaos. Les capitaines de district étaient des politiciens. Mais même élus, ils ne devenaient pas irremplaçables. Au besoin, ils mentiraient pour sauver leur place. Le Commandant Impérial ne tricherait sans doute pas, mais il pouvait lui cacher des choses. En revanche, Melles avait choisi et entraîné ses agents, et ils lui rapportaient exclusivement des faits, même pénibles à entendre. C’était leur travail. Il récompensait ceux qui lui étaient fidèles et se débarrassait des autres – littéralement, quand il le fallait.

Leurs rapports confirmaient que la cité lui appartenait : pacifiée, elle se tenait tranquille au creux de sa main.

Parfait. Il n’avait pas l’intention de quitter la capitale, et désirait qu’elle soit sûre, afin de pouvoir s’occuper du reste de l’Empire sans craindre pour sa sécurité. Le pouvoir qui lui conférait son autorité était ici, et même s’il aurait pu agir sans être l’Héritier, cela lui aurait été beaucoup plus difficile. Il avait le soutien de l’armée, mais qu’adviendrait-il si l’empereur nommait un autre successeur ? Il avait besoin des soldats pour soumettre tout l’Empire.

Sachant que ça fonctionnait avec Jacona, il allait appliquer ses méthodes dans les autres villes…

Il reprit le rapport qu’il avait mis de côté – un résumé de l’état actuel de l’Empire.

La campagne alentour « pacifiée », les perturbations restaient dues au temps et aux monstres, pas à des émeutiers. À l’intérieur des villages et des petites villes, les gens ne risquaient pas de mourir de faim, mais ils avaient peur. Des tempêtes naturelles risquaient de tout balayer en quelques instants, car elles charriaient assez de neige pour ensevelir les maisons et soufflaient assez fort pour les emporter. Quant aux blizzards, ils duraient parfois plusieurs jours. Comme si cela ne suffisait pas, des créatures hideuses arpentaient les rues – des monstres que nul ne savait comment tuer. Dans les domaines seigneuriaux, les choses étaient parfois pires, car la plupart des nobles n’entretenaient pas de guerriers – si près de la capitale, avoir une armée était mal vu.

Deux manoirs avaient été recouverts par la neige. Avant que les serviteurs aient pu les dégager, des monstres avaient attaqué et tué tout le monde.

Un ennuyeux petit noble de moins à supporter.

L’armée gérait la situation avec toute l’efficacité voulue. Melles fut à la fois surpris et content d’apprendre que le général Thayer avait déployé des escouades de chasseurs de monstres avant de mettre les ordres de réquisition en application. Voyant des horreurs se balancer au bout de crochets sur la place publique, les gens avaient été heureux de donner les biens réquisitionnés par l’armée. Ils avaient même été plus loin, faisant preuve d’extrême imagination… Dans un village, un forgeron avait eu l’idée de bloquer les roues des chariots et d’y attacher des patins, pour qu’ils glissent sur la neige. Grâce à lui, les caravanes de ravitaillement pouvaient désormais emprunter des routes à peine dégagées sur la largeur d’un cheval.

Dommage que les chevaux ne puissent pas marcher avec des raquettes, nous n’aurions plus à déblayer les routes. Quelle ironie ! Les pauvres sauvent les riches, car ils sont les seuls à savoir comment vivre sans magie !

À part ça, la vie était plus facile à la campagne. Le bois de chauffage ne manquait pas, ni la nourriture, bien plus variée que dans les villes. Et c’était sans doute encore plus vrai dans les domaines. Melles aurait parié que les nobles assez malins pour avoir fui la capitale à temps se frottaient les mains.

Ça, c’était pour la situation aux alentours de Jacona.

Les autres villes, à présent…

Apparemment, ce qui fonctionnait dans la capitale aurait le même résultat partout. Il faudrait seulement tenir compte des pouvoirs religieux, comme à Deban, par exemple, soumise à un culte nouveau.

Melles écrivit à Thayer et à ses agents. Quand il eut enfin fini, ses doigts étaient raides et douloureux. Un serviteur était venu deux fois ajouter du charbon dans le feu. Malgré le poêle, l’Héritier était gelé.

Peut-être aurait-il plus chaud s’il couvrait son fauteuil d’une peau de mouton et glissait un brasero sous son bureau ? Non, mieux encore : il exigerait d’avoir l’équipement des clercs impériaux. Remuant ses doigts gourds, il se leva, le froid torturant chacune de ses articulations. Il savait que sa bataille contre le vieillissement était perdue d’avance. Avant les tempêtes, il avait commencé à recourir à la magie de rajeunissement. Aujourd’hui, il sentait le manque. Au moment où il en avait le plus besoin !

Un futur empereur ne pouvait pas se permettre d’être distrait par des douleurs articulaires.

Un rappel de ma mortalité ?

Il gagna l’armoire où étaient rangés les alcools forts. Un bon verre l’aiderait à se réchauffer. Une chaleur aussi fugitive qu’illusoire, mais il lui fallait ça pour assourdir la douleur.

Son valet entra, impeccable dans sa livrée noire et violette, tandis qu’il se servait du cognac et admirait sa couleur.

L’homme attendit que Melles le remarque pour parler.

— Son Altesse Impériale a réuni la cour, seigneur Héritier, dit-il, un costume de parade plié sur le bras. Voulez-vous vous changer ici ou dans vos quartiers privés ?

Melles soupira. Il était fatigué, transi, et il avait besoin de répit avant d’affronter la prochaine crise. Mais Bors Porthas ne l’aurait pas dérangé s’il s’était agi d’un caprice de Charliss. Ce devait être sérieux.

— Ici, c’est parfait, répondit-il.

Personne n’entrait dans son bureau sans être annoncé, et Porthas devait avoir pris tout ce dont il avait besoin. Le petit homme dégarni, au visage fin et inexpressif, était d’une efficacité remarquable. Cela n’avait rien d’étonnant. Il avait été au service de maîtres très exigeants, avant que Melles ne le récompense en le prenant au sien. Beaucoup de nobles auraient reconnu en Porthas leur fidèle valet forcé de prendre sa retraite par une maladie soudaine… La plupart auraient été bouche bée de le voir et les autres auraient pâli, car ils avaient envoyé des fleurs à ses funérailles.

Porthas semblait en bonne santé pour un homme mort trois ou quatre fois et incapable de quitter le lit à cinq autres occasions. Il paraissait sans âge, et Melles savait qu’il n’était pas seulement un valet compétent. Ce diable d’homme pouvait vaincre à l’épée un gaillard beaucoup plus jeune que lui. Quant à ses autres talents… C’était la seule personne à qui Melles confiait certaines missions, quand il ne pouvait pas les remplir lui-même. Son corps était aussi bien entretenu que l’esprit qu’il abritait.

Après toutes ces années d’espionnage, Melles se demandait si la vie d’un « simple » valet n’était pas ennuyeuse pour Porthas. Mais il n’était pas plus un simple valet que lui un simple courtisan. Porthas coordonnait tous les agents de l’Héritier hors et dans la capitale, et surtout au Château À-Pic. L’Héritier et lui étaient les deux seuls membres de l’organisation à connaître toutes les identités des espions. Dans les rares occasions où Melles ne pouvait pas s’occuper d’une « mise à la retraite », Porthas s’en chargeait avec une efficacité égale à celle de son maître.

Pourtant, il semblait aimer jouer les valets. Après toutes ces autres activités, c’était peut-être reposant et amusant ?

Il fit preuve d’une réelle habileté pour assister Melles à entrer dans ses encombrantes robes de cour. En ce qui concernait les vêtements, Porthas n’était pas l’égal mais le maître de Melles, qui s’en remettait à lui. Quand le dernier pli fut arrangé à la convenance de Porthas, Melles le remercia – pas trop, mais assez pour s’assurer que l’homme sache que ses services étaient appréciés. Avec un sourire satisfait, Porthas rassembla les vêtements éparpillés et disparut dans la chambre.

Le trajet permit à l’Héritier de se débarrasser d’un peu de sa mauvaise humeur. Dès qu’il entra dans la Salle du Trône, il sut que quelque chose se préparait. Pour une fois, les murmures nerveux ne cessèrent pas quand il apparut et le trône était vide.

Melles gagna le pied de l’estrade, prenant sa place de Premier de la Cour. Le général Thayer était déjà là. Son air sinistre lui apprit qu’il ne savait pas plus que lui ce qui se passait.

Le militaire était en grande tenue : son plastron de cérémonie brillait au-dessus de son uniforme sombre, et il tenait sous son bras un heaume surmonté de crins de cheval pourpre. Ainsi, il pouvait repousser un éventuel assaillant, pendant qu’il tirait son épée de sa main libre.

Il l’avait déjà fait quelques fois…

— Savez-vous ce qui se passe ? souffla-t-il à Melles. (Quand celui-ci secoua la tête, le général jura.) Charliss ne rassemble jamais la cour sans préavis. Là, il s’enferme avec un messager ou un informateur… et il nous convoque ! Il n’est plus rationnel, et les Cent Petits Dieux seuls savent ce qu’il peut faire d’une simple rumeur…

— Celle d’aujourd’hui ne peut pas nous concerner, assura Melles. Nous sommes efficaces, et les citoyens de l’Empire se disent très contents de nous et de l’empereur. Lisez les rapports et regardez les rues ! Et il a signé de sa main chaque loi, édit et changement de procédure que nous avons proposés. Quoi qu’il ait pu entendre, cela ne nous menace pas.

A cet instant, l’empereur Charliss apparut, drapé dans ses robes de cérémonie et avança vers le trône, flanqué de deux gardes et suivi par quatre autres.

Melles fut surpris en mesurant le niveau de détérioration des protections magiques de l’empereur, mais il fut sans doute le seul à s’en rendre compte. À l’évidence, Charliss perdait sa bataille contre le temps et les tempêtes. Et comme Thayer l’avait dit, les Cent Petits Dieux seuls savaient dans quel état psychique il était.

Normalement, l’esprit d’un Empereur-Adepte restait clair jusqu’au dernier instant. Mais c’était à l’époque où la magie fonctionnait. Aujourd’hui… Et si le cerveau de Charliss se détériorait plus vite que son corps ? Et si le poison de l’âge agissait sur lui comme une drogue, brouillant ses pensées ?

L’empereur balaya la cour du regard, puis s’abandonna à l’étreinte glacée du Trône de Fer et sonda encore l’assistance, comme s’il cherchait des signes d’insurrection. Enfin, il fit un signe de la main, et un homme en uniforme sortit de derrière le rang de gardes pour venir se tenir devant lui.

— Un de nos agents est revenu de l’ouest, croassa l’empereur. Des pétitions et des questions ont été portées à notre attention. Certains parmi vous doutent de notre sagesse d’avoir nommé un second Héritier, arguant que les rumeurs au sujet du Sans Nom ne sont pas fondées. Selon eux, nous devrions attendre la preuve de sa trahison. Nous vous avons fait venir pour entendre ce rapport. Ainsi, vous saurez que l’empereur règne parce qu’il est plus sage que vous.

L’homme s’agenouilla devant le trône et commença à réciter son compte rendu d’un ton sans passion. Melles l’écouta d’une oreille, sachant déjà tout ce qu’il dirait.

Il avait appris très tard que l’entrepôt de Fortallan avait été pillé de fond en combles par Tremane – s’il avait pu, il aurait emporté les murs. Mais ça n’était pas une nouvelle. Charliss le savait quand il l’avait nommé Héritier, alors pourquoi rassembler la cour pour entendre ça ?

Il était étrange que Charliss daigne répondre aux pétitions des rares amis de Tremane, car il avait toujours ignoré ce genre de choses, dans le passé. Ça ne lui ressemblait pas, pas plus que de s’asseoir pour écouter un rapport qu’il avait entendu plusieurs fois.

Pourtant, Charliss s’agitait de plus en plus.

Enfin, l’homme en arriva à une information nouvelle. Il s’agissait d’un discours fait par Tremane devant ses troupes. Melles comprit que l’agent le leur rapportait mot pour mot, car il avait souvent recours à ses notes.

Il devint tout particulièrement attentif quand il s’avisa que ce discours était la cause de l’agitation de Charliss. L’empereur serrait les accoudoirs de son trône et ses yeux lançaient des éclairs.

S’il perdait contenance en public, son aptitude à régner serait mise en doute. Dans ce cas, le choix de son Héritier le serait aussi.

Tremane avait accusé l’empereur d’avoir manqué aux serments prêtés à l’armée et d’être l’auteur des tempêtes magiques. Il avait déclaré à ses troupes que Charliss les avait délibérément envoyés en Hardorn pour tester une nouvelle arme de destruction massive – simplement pour voir ce qui leur arriverait.

Selon le Sans Nom, l’empereur les avait abandonnés face aux tempêtes et à une population hostile, sans nourriture, sans équipement, sans paye et sans renfort. Enfin, il avait déclaré qu’ils devraient se débrouiller seuls, car l’Empire ne se souciait plus d’eux.

Tremane avait pu croire ce qu’il disait. Il semblait plus logique d’imputer les tempêtes magiques à l’Empire qu’à un pays insignifiant comme Valdemar. L’Empire utilisait la magie à une grande échelle depuis des siècles alors que Valdemar l’avait redécouverte récemment. À vrai dire, si Charliss avait possédé une telle arme, il aurait pu la tester exactement de cette manière.

L’empereur enrageait parce que, pour une fois, il était innocent d’un mauvais coup.

L’agent, en travaillant avec un groupe de mages, avait réussi à maintenir un sort de vision à distance jusqu’au passage de la dernière tempête. Il avait les preuves, en plus du discours, de la perfidie de Tremane, désormais allié avec Valdemar. Il s’était joint à l’Alliance et serait bientôt couronné roi d’Hardorn, le pays qu’il était censé conquérir pour Charliss. Et il avait accepté la condition des Hardorniens : ses hommes et lui défendraient le royaume contre toute tentative d’invasion de l’Empire.

À cet instant, Charliss explosa, coupant l’homme au milieu d’une phrase.

Melles et Thayer échangèrent un regard. Ils n’avaient jamais vu l’empereur perdre son sang-froid. À l’instant où il s’arrêta pour reprendre son souffle – après une dizaine de mots rageurs, bénie soit sa mauvaise condition physique – ils montèrent sur l’estrade et entourèrent Charliss.

— Je me charge de Tremane, seigneur, dit Melles. C’est pour ça que vous m’avez choisi… Croyez-moi, il vivra juste assez longtemps pour regretter ses actions.

— Et je me charge des traîtres qui ont décidé de le suivre, ajouta Thayer. Ce sont des soldats impériaux. Ils seront donc exécutés par des mains impériales.

Charliss les regarda, le visage toujours déformé par la rage, puis il voulut se lever.

Melles regarda Thayer et montra discrètement la porte.

Ils prirent chacun le vieil homme par un bras pour l’aider à se lever.

— L’empereur désire s’entretenir en privé avec nous, déclara Melles.

C’était mieux que ne rien dire du tout et laisser les courtisans imaginer le pire.

Ils emmenèrent Charliss, qui les suivit sans protester jusqu’à son austère suite de marbre gris. Les gardes les laissèrent faire. Si l’empereur bavait de rage en public, ce ne serait bon pour personne…

Dès que Melles et Thayer l’eurent assis, Charliss explosa de nouveau.

Il siffla, cracha et martela de coups de poing les accoudoirs de son fauteuil. Des postillons maculaient ses lèvres sèches et ses pupilles étaient dilatées.

Les soldats regardèrent droit devant eux, feignant d’être sourds.

Charliss avait perdu son sang-froid et sa faculté de raisonner. S’il n’avait pas été furieux, donc incapable de jouer avec sa voix, ses hurlements auraient résonné dans tout le Château À-Pic…

Et tout le monde aurait su ce qui se passait.

Mais entre sa rage et sa décrépitude, ses cris ne montaient pas plus haut qu’un grognement rauque.

Melles fut soulagé qu’il ne puisse pas se lever pour marcher de long en large – ou ravager sa chambre, comme il l’avait fait une fois ou deux au cours des décennies précédentes.

Ce soir, Charliss en était réduit à marteler les accoudoirs de son fauteuil tout en maudissant Tremane et ses ancêtres jusqu’au Premier Empereur.

Thayer et Melles se relayèrent pour essayer de le calmer en multipliant les promesses de vengeance personnelle et de Justice Impériale – des propos vides de sens, étant donné les circonstances. Selon l’agent, il n’y avait plus un seul soldat loyal dans les troupes de Tremane. Pour une raison inconnue, tous étaient du côté de leur chef félon. La seule manière d’atteindre le duc était de lui envoyer un assassin magique – et cela demanderait l’intervention de plusieurs mages. Or, il y avait des choses plus urgentes. Créer un assassin magique serait une perte de temps et d’énergie.

Pendant que c’était au tour de Thayer de distraire Charliss, Melles envoya un de ses gardes chercher ses médecins. Puis il regarda autour de lui, en quête d’un moyen d’apaiser la colère de l’empereur – ou au moins de l’anesthésier.

La chambre, relativement publique, était pleine de chaises en cuir, blanches ou grises, disposées par petits groupes. Dans un coin, se dressait un bureau en bois clair, trop bien rangé pour être utilisé souvent. Des peaux de moutons couvraient le sol de marbre blanc. À droite de Melles, un buffet impressionnant en marbre gris était rempli de carafons d’alcools dont il ne connaissait pas la moitié. Par les Cent Petits Dieux, quel goût pouvait avoir une boisson jaune comme un bouton-d’or ? Ou une liqueur bleue comme une baie ? Ou encore verte comme de l’herbe nouvelle ?

Mais voulait-il vraiment le savoir ?

Sans doute pas. Si Charliss recevait ici les dirigeants de ses provinces les plus éloignées, il devait garder en réserve toutes les immondes décoctions jamais distillées par des barbares vêtus de peaux de bête. Au fil des ans, Melles en avait goûté quelques-unes, et il n’était pas pressé de recommencer. Il existait des choses qu’un homme ne devait pas ingurgiter.

Il renifla le contenu de plusieurs bouteilles, et découvrit celle du cognac dont il avait bu un verre un peu plus tôt. Il en versa dans une coupe et la porta à Charliss.

L’empereur la prit d’une main et avala l’alcool sans même cligner des yeux. Puis il jeta la coupe, qui se brisa contre le mur. Des éclats de verre et quelques gouttes tombèrent sur le marbre blanc.

Melles interrogea Thayer du regard.

Le général secoua la tête. Apparemment, il imaginait avoir la situation en main. Melles hocha la tête puis alla servir deux verres du précieux breuvage et en apporta un à Thayer.

N’ayant rien de mieux à faire, il repensa au rapport de l’agent. Tremane avait fait preuve de plus d’intelligence et d’initiative qu’il ne l’en aurait cru capable. Impressionnant. Il n’aurait jamais pu persuader les soldats de se ranger de son côté s’il n’avait pas prétendu que Y empereur les avait abandonnés. Une excellente manipulation. Et réussir à convaincre le peuple qu’il était venu conquérir de faire de lui son nouveau roi…

Un vrai miracle ! Melles aurait donné cher pour savoir comment son vieux rival avait fait.

Il détestait le duc et l’aurait joyeusement regardé être écartelé en place publique. Cela dit, s’il avait été à sa place, Melles aurait agi de la même façon. Tremane avait beaucoup de défauts, mais n’était pas stupide – même s’il n’était pas aussi brillant que le nouvel Héritier.

Melles ayant accès aux archives, il savait que Charliss n’avait pas apporté de soutien ni donné d’ordre à Tremane depuis des mois. Quand la magie lui avait fait défaut, le duc, au milieu d’une guerre, s’était retrouvé ignoré par son empereur et entouré de populations hostiles.

Sans magie, il n’avait aucun avantage sur l’ennemi. L’hiver commençant, il était devenu impossible de faire demi-tour. Alors, selon Charliss, qu’aurait dû faire Tremane ? Mourir sur place, comme un de ces héros imbéciles des Chroniques ? Cette race d’hommes s’était éteinte pendant le règne du Premier Empereur, sans doute parce que leur loyauté leur avait valu de mourir jeune.

Et en toute honnêteté, Charliss n’aurait pas pu imaginer un meilleur stratagème pour se débarrasser du grand duc Tremane – à moins de demander à Melles de le faire pour lui…

Si Tremane avait été un crétin idéaliste, il n’aurait rien compris à ce qui lui arrivait. Mais il était simplement comme beaucoup d’hommes : loyal jusqu’à un certain point. Passée cette limite, il ne récompensait plus la trahison par la fidélité. Et il devait être sacrement chanceux, parce qu’il avait réussi à transformer une amère défaite en grande victoire.

Tremane était incroyablement chanceux. La fortune lui avait toujours souri, décuplant ses compétences. Une raison de plus, pour Melles, de le détester.

L’alcool calma un peu Charliss. Il cessa de brailler, mais continua de frapper les accoudoirs en énumérant les supplices qu’il voulait infliger à Tremane et à ses hommes avant leur exécution. Thayer ne se donna pas la peine de lui rappeler qu’ils étaient hors de leur portée. Il se contenta de feindre d’écouter en attendant les médecins.

Ils arrivèrent enfin et s’affairèrent autour de l’empereur, le priant de prendre un remède et de se calmer. Charliss écouta leurs conseils et permit à ses serviteurs de le raccompagner à sa chambre.

Melles et Thayer en profitèrent pour s’éclipser.

Le général n’était pas d’humeur à bavarder.

— J’étais en train de rédiger mes ordres, pour les mouvements de troupes dans les provinces, quand j’ai été interrompu, grogna-t-il. Il faut que je finisse, que l’empereur ait ou non d’autres missions à me confier.

Melles comprit ce que le général n’avait pas dit. Il valait mieux donner autant d’ordres que possible pendant que Charliss était occupé ailleurs, puisqu’il n’avait plus toute sa tête. Le problème n’était pas qu’il se dégradait – lui mort, Melles et Thayer auraient pu prendre la relève – mais qu’il ne le faisait pas assez vite.

Jusqu’à ce qu’il abdique ou qu’il quitte ce monde, les Gardes Impériaux veilleraient à ce qu’il reste sur son trône. C’était leur devoir, et ils y étaient formés et forcés par la magie. Charliss ne serait pas le premier empereur à devenir fou au cours des derniers mois de sa vie. L’Empire avait toujours survécu. Aujourd’hui, le délire de son dirigeant était le cadet de ses soucis. Pour l’instant, les obsessions de Charliss restaient inoffensives. Aussi longtemps qu’il insisterait pour que Tremane et Valdemar soient détruits, tout irait bien, même s’il fallait prévoir d’autres séances lamentables comme celle d’aujourd’hui.

Melles estimait que c’était un faible prix à payer pour ne pas avoir l’empereur sur le dos.

Charliss étant un Adepte, il avait un corps entier de mages à ses ordres. Il se pouvait, s’il était prêt à renoncer à ses sorts thérapeutiques, qu’il trouve un moyen de détruire Tremane. Évidemment, une magie d’une telle puissance le tuerait, ainsi qu’une partie de ses mages. Mais Melles s’en fichait. Il n’avait pas l’intention de prendre des mesures insensées pour abattre Tremane, et encore moins pour atteindre Valdemar.

Le seul danger ? Que Charliss recouvre suffisamment ses esprits pour fourrer son nez dans ce qu’il faisait. Un véritable désastre en perspective, car l’empereur avait son réseau d’espions, et il saurait très vite ce que manigançait son Héritier. Or, si la plupart de ses actions procédaient d’une excellente stratégie, certaines rumeurs faisaient de Charliss un méchant et de Melles un héros… A n’en pas douter, voilà qui ne plairait pas beaucoup au vieil homme.

Charliss devait également avoir ses plans… Une excellente chose, s’il avait toujours été sain d’esprit. Mais il ne l’était plus, et ça s’aggraverait avec le temps. Par conséquent, s’il se mêlait de leurs affaires, il risquait de détruire tout ce que Melles et Thayer avaient accompli.

Il fallait agir pour empêcher cette catastrophe. Tout ça traversa l’esprit de Melles alors qu’il se tenait dans le couloir glacial en compagnie du général.

— Nous avons tous les deux des choses à faire. En priorité, renforcer notre position…

Une remarque banale. Mais Thayer en comprit le véritable sens.

— Jacona est sous contrôle, dit-il. Nous devons désormais penser au reste de l’Empire. Avec votre permission, je vais m’en occuper immédiatement.

Melles lui flanqua une claque sur l’épaule.

— Et moi aussi ! Après tout, qu’est-ce que l’Empire, sinon un ensemble de soldats et d’employés impériaux de rangs divers ?

Ils partirent chacun de son côté. Melles s’empressa de rentrer dans ses quartiers afin de s’assurer, par ses contremesures, que les plans de Charliss n’auraient aucun effet.

Porthas l’attendait, prêt à lui retirer sa tenue de cour inconfortable, puis à la remplacer par une robe d’intérieur bordée de fourrure et des pantoufles en peau de mouton. Quand Melles parut étonné, il souffla :

— J’ai pensé que vous travailleriez tard et ne voudriez pas être dérangé. J’ai fait monter à dîner ici, décliné une invitation pour une soirée musicale et une autre pour une partie de cartes.

Tout en parlant, il aida Melles à se déshabiller.

À l’instant où Porthas mentionna la soirée musicale, Melles frissonna. La femme d’un crétin, ses sœurs célibataires et ses filles à marier avaient répété des ballades qu’elles interpréteraient avec plus ou moins de succès. Quant à la partie de cartes, ça n’aurait pas été mieux. Il jouait toujours sérieusement. Et il était prêt à parier qu’on lui aurait donné une partenaire trop audacieuse ou trop timide pour enchérir correctement.

— Vous avez bien fait, Porthas, répondit-il, pendant que le valet l’aidait à passer la robe qu’il avait fait chauffer devant la cheminée. J’ai effectivement beaucoup de travail.

Le comportement de Charliss l’avait décidé à oser davantage. Le long rapport sur l’état de l’Empire lui avait laissé quelques incertitudes. Maintenant, il savait devoir agir au plus vite.

Pour commencer, l’Empire. Puis la cour. Thayer n’aurait aucun rôle à jouer dans cette deuxième partie, visant à consolider les bases de son pouvoir.

Melles s’assit à son bureau et prit du papier et une plume. Comme il s’y attendait, la plupart des nobles locaux avaient sécurisé leurs terres. Il s’occupa de donner des ordres concernant celles qui ne l’étaient pas encore. Ensuite, il enverrait les brouillons à Thayer, afin d’être certain qu’ils ne se marcheraient pas sur les pieds. Mais il n’y avait pas de véritable risque : c’était une simple extension de ce qu’ils avaient mis en œuvre à Jacona.

Porthas posa une tasse de vin chaud près du coude de son maître. L’odeur des épices lui chatouillant les narines, il la prit sans regarder. Il but une gorgée, puis tenant la boisson d’une main, il continua à écrire de l’autre.

Le vrai défi était d’affronter les nobles locaux. Ces hommes étaient des chefs de meutes sur leurs territoires et ne supporteraient pas qu’un loup plus puissant les supplante. Il allait devoir les persuader qu’il avait le pouvoir et l’autorité nécessaires, et qu’il était dans leur intérêt d’obéir à ses ordres.

S’il ne pouvait pas atteindre cet objectif, il faudrait les éliminer et les remplacer par des seigneurs plus coopératifs.

Melles posa la tasse et étudia ses options.

D’abord, il devrait s’assurer de se débarrasser des gêneurs sans qu’on puisse remonter jusqu’à lui. Eliminer quelqu’un était facile. Le génie consistait à procéder sans laisser d’indice. Peu de gens étaient assez intelligents et observateurs pour remonter une piste. Mais il devait tout organiser comme si un de ces fouineurs aller mener l’enquête.

Comme avec les cartes, les duels et les jeux mortels, il faut évaluer les chances… et estimer les enjeux.

Il prit le rapport, le feuilleta et relut la liste de nobles locaux. Ses agents étant bons, il serait simple de savoir, à partir des portraits qu’ils traçaient, qui coopérerait et qui refuserait.

Melles possédait une courte liste d’assassins, des « agents spéciaux » doués pour faire passer un meurtre pour un accident ou une maladie. Il n’allait pas être facile de les mettre à pied d’œuvre dans les conditions actuelles, mais pas impossible. Avec l’aide de l’armée, il infiltrerait ses pions au bon endroit en quelques semaines.

Le mieux serait de lancer tout de suite ses meilleurs agents sur les cibles les plus probables, plutôt que de perdre du temps à essayer de convaincre un abruti provincial à l’ego démesuré. Si le coup venait avant que l’Héritier ne contacte l’abruti en question, personne ne le soupçonnerait.

Melles prit l’encre et le papier aux couleurs spéciales qui signaleraient à ses agents qu’une mission les attendait. Le message n’était pas important – aucun agent ne se fiait uniquement aux instructions écrites.

C’était un pari dangereux, car beaucoup de ces individus vendaient leur service au plus offrant. Quand ils auraient entendu ce qu’il avait à dire, ils pouvaient décider de le trahir. Mais ils toucheraient bien plus pour ce travail que d’habitude, car il ne leur serait pas facile d’approcher de leurs victimes.

De plus, quand on engageait les meilleurs, dans quelques professions que ce fût, il fallait être prêt à y mettre le prix… À l’occasion, si un tueur moins doué pouvait convenir, Melles ne se priverait pas de faire des économies. Il espérait pourtant que les agents spéciaux accepteraient de travailler pour lui. C’étaient des as, il le savait mieux que personne, car il avait été l’un d’eux, comme Porthas, et il les avait pour la plupart entraînés.

Rien ne valait les liens forgés sur les bancs de l’école…

Alors qu’il rédigeait sa liste d’« invitations », il lui vint à l’esprit qu’il avait les moyens de combler l’empereur, à condition que son besoin de justice se satisfasse d’une exécution rapide. Trois – quatre, en comptant Porthas, mais il n’avait pas l’intention de s’en séparer – de ces assassins pouvaient aller en Hardorn pour éliminer Tremane. Puisque envoyer un assassin magique était exclu, un tueur en chair et en os ferait l’affaire. La mission durerait sans doute un an, mais elle était réalisable.

Il s’arrêta pour y réfléchir, même si ça ne semblait pas une bonne idée. Savoir qu’il pouvait tuer Tremane lui procurait une immense satisfaction. Comment ce type avait-il réussi à se faire aimer des Hardorniens ?

Il paraissait injuste que son vieil ennemi se tire d’une situation qui aurait dû provoquer sa perte et devienne roi. Cela dit, Tremane ne rentrerait jamais au pays et Melles serait empereur – pas roitelet. Mais cette idée l’irritait quand même. Oh, comme il serait heureux de tuer ce chien…

Porthas prit la tasse vide, la remplaça par une autre, et ajouta une assiette de tranches de fruits, de fromage et de pain. Un rappel subtil : Melles devait manger.

Il s’exécuta, mais sans rien apprécier, trop concentré pour ça.

L’agent choisi serait brillant, débrouillard et il aurait de vastes ressources à sa disposition. Mais la probabilité, pour un citoyen de l’Empire, de gagner le centre d’Hardorn serait faible. Celle d’un succès l’était encore plus. Car sans l’aide de la magie, le tueur ne pourrait pas étudier le territoire ennemi, et il serait obligé de travailler à l’aveuglette. Bref, il deviendrait aussi visible qu’un poisson rouge au milieu d’un banc de poissons verts.

En un sens, il était possible de partager l’obsession de l’empereur. Tremane aurait déjà dû être mort. En général, Melles ne s’abandonnait pas à ses émotions, mais il avait un nœud de colère au creux de l’estomac – comme s’il avait avalé une vipère – et il ne le laisserait pas en paix. Il voulait que Tremane meure et il entendait faire tout ce qu’il fallait pour ça.

Ayant été un assassin de terrain, il savait d’expérience que laisser filer sa cible était parfois préférable, quoi que le commanditaire vous offre. Et c’était une de ces occasions.

Il se leva et se versa un autre verre, ignorant pour le moment la tasse de vin chaud. Cette fois, ce n’était pas du cognac, mais un cordial à base d’herbes pour apaiser les maux d’estomac.

Il retourna s’asseoir et se laissa aller dans son fauteuil, tentant de convaincre son cœur de ce que sa tête savait déjà.

Quand l’ennemi est « mort » pour le monde où il vit, il est vraiment mort.

Un de ses professeurs lui avait dit ça un jour, et c’était aussi vrai aujourd’hui qu’à l’époque. Tremane était aussi mort qu’on pouvait l’être. Il n’avait plus ni terre ni possession, son nom avait été effacé des registres, et il ne pourrait jamais revenir. Il devrait se contenter de son minable petit royaume peuplé de barbares.

Le poursuivre aurait été un gaspillage de ressources. Les bons agents étaient rares, et Melles saurait les employer ailleurs. Il était temps d’enterrer les vieilles rancunes.

Inutile de suivre l’empereur dans la folie.

Chaque fois qu’une tempête passait, toutes les personnes douées de magie la sentaient. Certains voleurs en avaient déjà profité, sachant que les propriétaires de certaines résidences seraient incapables de se défendre. Les tempêtes diurnes étaient déjà terribles. La nuit, elles se révélaient pires, car elles transformaient les rêves en cauchemars.

Melles s’éveilla en sueur, les couvertures serrées dans ses poings. Il avait rêvé qu’il tombait dans le vide. Mais la réalité n’était pas beaucoup mieux. Il s’accrocha à la literie, désorienté, nauséeux et sur le point de s’évanouir – mais sans pouvoir se réfugier dans l’inconscience. Voilà les effets que les tempêtes lui faisaient. Heureusement Porthas et ses gardes n’avaient aucun pouvoir.

Et encore, il supportait mieux les tempêtes que la plupart des autres mages. Il n’avait pas osé demander à l’empereur ce qu’il ressentait, mais il avait une théorie : plus on avait utilisé la magie entre deux tempêtes, plus on souffrait. Si la magie était reliée au jeteur de sort, et que les tempêtes la perturbaient, il était raisonnable de penser, lorsqu’elles frappaient, qu’elles s’en prenaient autant à l’homme qu’à ses sortilèges. Par conséquent, Melles évitait d’en lancer. Il avait même abandonné ses charmes de rajeunissement. De toute manière, ils ne résistaient pas aux tempêtes.

Quand celle-là cessa, ses vertiges et sa nausée disparaissant, il lâcha les couvertures et essaya de se détendre sur son matelas en plumes d’oie. Avec de la chance, l’empereur serait « indisposé » le lendemain. Avec plus de chance encore, cette tempête aurait accéléré sa déchéance physique et mentale. Il valait mieux ne pas espérer qu’elle l’avait tué… Mais cette fois, il devrait peut-être rester alité.

Une excellente chose, puisque Melles serait son fondé de pouvoir et parlerait en son nom. Il serait peut-être même possible de l’effrayer et de l’obliger à abdiquer. Il ne le presserait pas de le faire, bien sûr, car Charliss risquerait de très mal le prendre.

C’était un beau rêve, et il fallait s’y accrocher…

Melles ferma les yeux et essaya de se détendre avec l’espoir de succomber au sommeil. Mais il ne réussit pas à se rendormir. Il rouvrit les yeux et fixa l’obscurité. Aucune lumière ne perçait les lourds rideaux de velours qui entouraient son ht. Il en serait ainsi jusqu’à ce que ses serviteurs viennent les ouvrir, au matin, en même temps que ceux des fenêtres. Maintenant qu’il n’y avait plus de feu magique au Château À-Pic, ces tentures étaient devenues aussi nécessaires, pour éviter les courants d’air, que les édredons en plumes. Malgré cela, il se réveillait souvent avec le nez froid.

Melles n’avait pas le sommeil lourd. Certains auraient dit que sa conscience coupable le tenait éveillé, mais la vérité était beaucoup plus simple. Dans sa profession, se reposer était une dangereuse action. Quand il dormait, il devenait vulnérable et devait confier sa sécurité à d’autres. Il s’était entraîné à se réveiller au moindre bruit. À ces moments-là, son cerveau entrait en activité, que ce soit nécessaire ou non. Voilà pourquoi il avait tant de mal à se rendormir.

Il se demanda quelle heure il était. Si l’aube approchait, inutile de chercher le sommeil pour être réveillé peu après.

Melles changea de position. Une odeur acre d’herbes lui envahit les narines. Porthas avait ordonné aux serviteurs de les ajouter aux plumes du matelas, en prévision du jour où les sorts qui repoussaient la vermine n’agiraient plus. Un autre exemple de l’efficacité de son valet. Melles avait vu des nobles se gratter au cours des dernières réunions du Grand Conseil. Il les soupçonnait d’avoir des puces, puisque la plupart possédaient des animaux domestiques. Mais la vermine se répandait, avec ou sans animaux, si on n’y prenait pas garde.

Des puces à la cour ! Elles n’y étaient pas les seules suceuses de sang. Melles aurait préféré avoir affaire à elles plutôt qu’à d’autres parasites qu’il devait affronter quotidiennement.

Ce qui l’amena à son problème immédiat : la cour. Il avait toujours su qu’il rencontrerait une certaine opposition en devenant Héritier. Mais il n’avait pas prévu que ses ennemis oublieraient leurs différends pour se liguer contre lui.

Son seul allié était Thayer. Grâce à lui, il tenait l’armée… mais pas les Gardes Impériaux. Ceux-là vénéraient l’empereur, et ils étaient sous les ordres du commandant Peleun, qui n’aimait pas Melles. Comment Peleun avait-il pu atteindre cette position en gardant ses illusions sur l’honneur et la loyauté ? Cela dépassait Melles. Mais ce type y croyait, et il lui posait déjà des problèmes. Il n’aimait pas l’idée qu’un ancien assassin devienne empereur, même si Melles ne dérogeait pas à une longue tradition officieuse. Peleun préférait Tremane, qui prétendait être honnête et avait fait une belle carrière dans le civil et dans l’armée.

En plus de Peleun, il fallait compter avec le baron Dirak, responsable des Fonctionnaires Impériaux. Un des plus fidèles alliés de Tremane, il continuait de le défendre ouvertement. Cet homme espérait marier une de ses sœurs au duc. L’effondrement de ses ambitions l’avait rendu amer.

L’un et l’autre auraient déjà pu lui poser des problèmes. S’ils s’unissaient, les choses risquaient de devenir graves. D’autant plus qu’ils essayaient de rallier à leur cause le conseiller Serais, responsable des collecteurs d’impôts.

Melles devait consolider son pouvoir à la cour. Il n’était pas le seul candidat à la succession et il restait possible qu’un de ses rivaux lui envoie un assassin. Peleun aurait été horrifié par cette idée, mais Dirak devait y songer. Melles n’était pas le seul à connaître la liste d’« agents spéciaux ». Certains n’ayant pas répondu à son message, ils étaient sans doute déjà en mission. Peleun pouvait utiliser sa position pour contacter l’empereur. Si les circonstances s’y prêtaient, une de leurs rencontres risquait de se terminer par l’arrestation de Melles. L’esprit de Charliss étant instable, il ne serait pas difficile de le persuader que son Héritier ne poursuivait pas Tremane avec l’enthousiasme voulu.

Ce serait suffisant pour qu’il soit emprisonné et remplacé.

Alors, ses ennemis fabriqueraient toutes les preuves qu’ils voudraient, et il ne pourrait pas les en empêcher. Bien sûr, Porthas prendrait peut-être les rênes en son absence, mais il ne voulait pas trop y compter. Il était beaucoup plus probable que son valet et ses employés essaient de se faire embaucher par le nouveau détenteur du pouvoir.

Melles était en sécurité dans la capitale. Il avait donné des ordres et envoyé ses assassins et ses négociateurs avec les troupes de Thayer. Dans quelques semaines, il saurait s’il avait réussi à imposer sa loi au reste de l’Empire. Il fallait mettre ce délai à profit pour consolider sa position à la cour. Une chose à laquelle ses ennemis n’avaient pas pensé : il était capable de continuer à travailler sur une autre phase de son projet tout en attendant les résultats de la précédente. Eux commençaient par une opération, et attendaient de voir pour passer à la suivante. Une manière peu économique de travailler.

Il n’ordonnerait aucun assassinat à la cour, à moins d’y être forcé. Si quelqu’un mourait au cours des semaines à venir, même s’il s’agissait d’un accident, il serait le premier suspect. Mais il avait toujours utilisé le couteau comme un outil, pas comme une fin.

Il avait été le meilleur agent de l’empereur parce qu’il maniait comme personne le chantage, le vol d’informations et – bien sûr – la création de rumeurs. Pas besoin de tuer pour être efficace. Implanter une peur omniprésente de la mort dans l’esprit des gens s’avérait bien plus efficace.

Peleun, Dirak et Serais. Il allait se concentrer sur ces trois-là, ses ennemis déclarés. Les petits poissons devaient attendre de voir qui sortirait vainqueur. Quant aux autres requins, ils n’avaient pas encore choisi leur camp.

La faiblesse de Peleun était sa fortune – ou plutôt son absence de fortune. N’ayant pas une situation financière solide, il spéculait beaucoup, ces derniers temps. Ça marchait plutôt bien, car il savait quel genre d’articles manquerait grâce à ses contacts dans l’armée. Comme prévu, celle-ci avait repris en main le marché des transports, et elle tenait des registres des biens auxquels Peleun pouvait avoir accès avant leur mise en vente. Tout devait passer par l’inspection, la pesée et la taxation avant qu’un grain de blé ne soit vendu. L’opération prenant plusieurs jours, Peleun avait le temps d’acheter des stocks de produits rares avant que quiconque ne s’avise de leur valeur. Une des faiblesses du commerce en ce moment : nul ne savait ce que contiendrait le prochain arrivage. Il n’y avait aucun moyen de communiquer avec les fermes. Du coup, à certains moments, les pommes étaient introuvables. À d’autres, elles envahissaient les étals. Il suffisait que Melles s’arrange pour que Peleun voie les mauvais registres – ou des registres falsifiés – et dans quelques semaines, il serait ruiné.

Dirak était un homme nerveux, timide et effrayé par son ombre – une bonne raison d’être devenu fonctionnaire. La situation actuelle le poussait à avaler des calmants par poignées. Melles trouverait bien quelque chose pour le mettre davantage sur les nerfs.

Quant à Serais… C’était sans doute le plus vulnérable des trois. Il suffirait de quelques retouches dans les registres impériaux, et des milliers de pièces d’or qui n’avaient jamais existé « disparaîtraient ». L’erreur serait corrigée, mais cela demanderait beaucoup de temps et de travail, car il faudrait reprendre toute la comptabilité. Entre-temps, Serais verrait sa réputation ruinée. Avec de la chance, il se servait effectivement un peu, et l’action de Melles mettrait ses détournements de fonds en évidence.

Ça ne suffirait pas pour avoir la cour à sa botte. Il devait offrir une autre cible que lui aux mécontents – ce qu’il avait réussi à faire dans la cité. Évidemment, à la cour, il serait dangereux de rejeter le blâme sur l’empereur. Et il était inutile de répandre des rumeurs accusant quiconque de méfaits imaginaires, car cela pouvait lui retomber dessus. Non, avec le malaise actuel, offrir aux courtisans l’espoir et des perspectives de profit serait plus efficace.

Qu’arriverait-il quand les tempêtes magiques cesseraient ? De quoi aurait besoin l’Empire ? Comment les nobles pourraient-ils profiter de l’arrêt des tempêtes ? S’il leur proposait un but – même factice –, ils seraient trop occupés pour s’attaquer à lui.

Enfin, Thayer et lui travailleraient ensemble pour donner l’illusion que sa position était inébranlable. Peut-être en poussant une de ses trois cibles à essayer de persuader l’empereur d’agir d’une manière qu’il avait déjà rejetée. Pour forcer sa proie à l’erreur, il suffirait de lui faire croire que Charliss avait besoin d’encouragement pour se décider. La victime de cette illumination se ferait ainsi la réputation d’être un fauteur de trouble ou un traître potentiel.

Melles sourit. Conseiller à l’empereur de se montrer clément envers Tremane suffirait à hâter la disgrâce d’une foule de crétins naïfs…

Il sentit ses paupières devenir lourdes et son corps se relâcher. Il avait un plan. Au matin, il le mettrait à exécution.

Maintenant, il pouvait dormir.

Melles hocha gracieusement la tête à l’intention d’une des six filles à marier du vicomte Aderin. La pucelle, rougissante, venait de lui dédier son morceau de harpe. Il la regarda attentivement – ce qui eut pour effet de lui faire perdre le fil de la mélodie – pendant qu’elle jouait laborieusement Les Yeux De Ma Dame.

Les soirées musicales étaient assommantes, mais il fallait qu’il assiste à celle-là. Ce genre de réunion était idéal pour répandre des informations. La salle débordait de petits nobles avides de ramasser quelques miettes sur la table des puissants, et donc prêts à croire n’importe quoi. Et ils ne divulgueraient pas leur source, préférant laisser croire à leurs interlocuteurs qu’ils étaient assez intelligents pour avoir trouvé ça tout seuls.

Aucun d’eux ne pouvait être relié à lui. Il ne se mêlait pas à eux, excepté au cours des fêtes et des banquets auxquels il était prié d’assister par le Ministre du Protocole. Personne n’avait la moindre raison de penser qu’il pouvait donner des informations à ces idiots. Officiellement, il était là pour voir les filles d’Aderin, pas pour bavarder avec ses amis.

Les filles n’étaient pas si mal. Sur les six, trois semblaient assez discrètes, soumises et attirantes pour le satisfaire, et suffisamment accommodantes pour sourire et ignorer ses excès. Il pouvait tomber sur bien pire, et il le savait. C’était sans doute pour ça que le Ministre du Protocole lui avait suggéré d’assister à cette soirée. Les ministres étaient nerveux à l’idée qu’il ne soit pas encore marié. Jadis, il y avait eu un empereur célibataire qui ne s’intéressait pas au sexe opposé. Son règne avait été émaillé de problèmes qu’il aurait pu résoudre par un mariage d’État. Cela avait conduit à une « petite guerre » coûteuse… Dans les conditions actuelles, l’Empire ne pouvait même pas se permettre une guerre bon marché.

Melles pouvait satisfaire les ministres en imitant le sixième empereur. Son règne ayant commencé sur une fausse note, il n’avait pas voulu se faire d’ennemis en choisissant parmi des filles de nobles. Il avait donc épousé celle d’un écuyer, et l’avait éduquée pour en faire une impératrice parfaite. Elle n’avait jamais offensé personne à la cour, s’en remettant toujours à la décision des autres. De plus, elle paraissait assez quelconque pour qu’il soit clair qu’elle était l’hôtesse de l’empereur, rien de plus. Ce petit malin avait pu avoir une douzaine de maîtresses au cours de son règne, toutes de haut rang, et sans jamais s’attirer d’ennuis.

C’était peut-être la meilleure solution. Forcé de contracter un mariage d’État, l’empereur pouvait divorcer et se remarier au bout d’un jour et une nuit. Une fille insignifiante serait sans doute contente de se retirer à la campagne avec une rente confortable.

Melles revint au présent, se rappelant la raison de sa présence : il était là pour semer des rumeurs, et il devait s’y mettre avant que les invités n’aient trop bu.

Avant la fin de la soirée, il eut lancé une rumeur concernant Serais et l’argent « manquant », suggéré que certains investissements seraient très juteux dès l’arrêt des tempêtes, et sous-entendu qu’il ferait passer, après son couronnement, les innovateurs avant les conservateurs. Ces gens appartenant à la petite noblesse, ils n’avaient pas facilement accès à la magie régénératrice. L’âge moyen, ici, était bien plus bas qu’à la cour dans son ensemble. Pour s’attirer le soutien de ces petits poissons, Melles devait se montrer plus réceptif aux idées nouvelles que ses prédécesseurs. Cela laisserait penser qu’il y avait de la place au sommet – certains vieux conseillers risquant d’être remplacés par ceux qui s’étaient languis dans leur ombre.

Une soirée profitable… Il avait même prétendu ne pas se réjouir de la chute de Tremane, son « vieil ami d’enfance ». Désormais, certaines personnes auraient l’impression que le duc et lui avaient été alliés presque toute leur vie. Ainsi, quand la rumeur prétendrait que l’empereur envisageait de gracier Tremane, il y aurait des gens pour y croire.

Pendant qu’il assistait à la soirée musicale, un brillant jeune homme remarqué par Porthas pour la qualité de ses faux s’était introduit au Ministère des Finances. Certain que le prochain arrivage serait du poisson, Peleun avait investi toute la fortune qu’il n’avait pas dans du jambon, du lard et des saucisses. Dès le lendemain, quand ces produits envahiraient les étals, ce serait un miracle s’il réussissait à conserver sa demeure en ville.

Quant à Dirak, Melles lui réservait un traitement spécial. En plus d’être nerveux, ce type était pieux – enfin, plutôt superstitieux. Il allait donc être frappé de malchance et subir une série d’accidents. S’il ne craquait pas en deux semaines, Melles serait vraiment surpris.

L’Héritier était si content de lui et du cours des choses qu’il envoya Porthas se coucher dès qu’il rentra chez lui. Le valet avait mis à exécution pratiquement tout ce que son maître avait imaginé pour ses ennemis, et il semblait un peu las.

— Je peux m’occuper de moi-même, pour une fois, dit Melles. Je vais encore travailler quelques heures, puis j’irai me coucher.

— Je vous contredirais sur ce point si je n’étais pas si fatigué, répondit Porthas. Je connais mes limites, et je viens de les atteindre.

— Bien ! Je commençais à croire que vous n’en aviez pas, et je me demandais quand vous deviendriez mon rival.

Il plaisantait à moitié – un homme dans sa position devait toujours penser à cette éventualité.

— N’ayez pas d’inquiétude, mon seigneur. Vous êtes une cible, pas moi. Ma position est donc meilleure.

« Dormez bien et mettez un garde de plus devant votre porte. Demain, n’essayez pas de vous habiller seul avant que je sois venu choisir votre tenue. Pas question que l’affaire de la tunique saphir avec des hauts-de-chausses émeraude se répète. Je ne survivrais pas à une telle honte.

Melles accepta les conseils d’un vague geste de la main et Porthas sortit en s’inclinant.

Puisqu’il devrait se passer de l’aide de son valet, Melles plaça tout ce dont il pourrait avoir besoin à portée de sa main avant de s’asseoir au bureau. Un serviteur viendrait s’occuper du feu. Le reste du temps, il serait seul.

Il travailla à rédiger ses ordres pour ses agents en poste à Jacona et ailleurs dans l’Empire. Le temps passa et la pièce se refroidit.

Alors qu’il pensait à sonner pour faire venir un serviteur, un jeune homme entra avec un seau de charbon. Melles allait se remettre au travail quand quelque chose, dans l’attitude du serviteur, déclencha une alarme dans sa tête.

Il se leva, se débarrassa de son encombrante robe d’intérieur et plongea sur le sol avant que le premier couteau s’enfonce dans le dossier de son fauteuil. Roulant sur lui-même, il se releva près de la cheminée et s’empara d’un tisonnier. Le jeune homme lança un deuxième couteau, qu’il avait sorti de sa manche. Melles esquiva sans peine. Des lames cachées dans les manches… Un truc de novice ! Et contre lui ! Quel genre d’imbécile envoyait-on pour le tuer ?

— Tiens-toi tranquille, vieil homme, murmura l’assassin en tirant un troisième couteau de ses vêtements. (Il s’accroupit.) Tu vas mourir, alors rends-nous service à tous les deux.

Vieil homme ! À qui croyait s’adresser ce jeune imbécile ? Mais ce discours – une ridicule perte de souffle – appris à Melles à quel genre d’assassin il avait affaire. Il devait affronter ce type d’importun au moins une fois par an. L’Empire ne manquait pas d’inconscients qui croyaient être meilleurs et plus rapides que leurs aînés et sautaient sur le premier prétexte pour tenter de les abattre. Il allait devoir tuer ce crétin – il n’avait pas le choix. S’il ne faisait pas un exemple, d’autres abrutis penseraient qu’il s’était ramolli et l’attaqueraient.

S’il tuait celui-là, on le laisserait tranquille pendant au moins un an.

Mais la colère bouillait au fond de ses entrailles, et pas seulement parce qu’un jeune assassin mal entraîné et sans discipline avait décidé de prouver que le maître avait perdu ses moyens.

Ce gamin n’aurait pas été ici s’il n’avait pas été introduit dans le palais par une personne qui y vivait ! Autrement dit, il avait été engagé.

Et ça, c’était une insulte que Melles ne laisserait pas passer ! Comment quelqu’un avait-il osé envoyer un amateur pour le tuer ? Ses ennemis croyaient-ils que sa réputation était surfaite ? Qu’il ne pouvait pas avoir le dessus sur un gamin ?

Se moquaient-ils de lui ?

Ils allaient découvrir qu’il n’était pas sage de taquiner un vieux basilic, fis apprendraient qu’il feignait seulement d’être endormi.

Il se rua sur le jeune homme, qui recula en trébuchant. Melles avait l’habitude de la lumière des flammes – mais pas son adversaire. Alors qu’il passait devant son bureau, il feinta avec le tisonnier et attrapa au vol le petit plateau de sable qu’il utilisait pour sécher ses documents. L’attention du gamin était rivée sur le tisonnier, pas sur la main libre de Melles. Avant qu’il ait pu se mettre hors de portée, l’Héritier lui envoya le sable dans les yeux, puis le plateau lui-même. Son adversaire l’écarta maladroitement, mais il ne réussit pas à esquiver les minuscules grains.

Jusque-là, ni l’un ni l’autre n’avaient fait assez de bruit pour attirer l’attention des gardes postés devant la porte. Melles n’avait pas l’intention d’appeler à l’aide. Si les gardes entraient, ils tueraient le jeune imbécile avant qu’il ait parlé.

Bien qu’aveuglé, le gamin avait encore un ou deux tours dans sa manche. Tout en se frottant le visage, il lança sa dague à l’endroit où il avait vu Melles pour la dernière fois. L’Héritier n’était déjà plus là. Il s’était baissé. Avant que son adversaire ne sache où il était, il plongea et lui flanqua un coup de tisonnier à hauteur des genoux.

Rotule brisée, le gamin s’écroula.

— Qui t’a envoyé ? souffla Melles.

Une partie de son cerveau fut ravie de constater qu’il n’était pas du tout essoufflé. Ses entraînements quotidiens avec Porthas portaient leurs fruits.

Le gamin répondit par un juron au sujet des préférences sexuelles de Melles, roula pour esquiver un second coup et sortit une quatrième lame.

— Peu importe ce que tu as pu entendre dire. Je n’aime pas particulièrement ce genre de passe-temps, fit froidement Melles.

Les yeux du gosse avaient tellement pleuré qu’ils étaient rouges et gonflés. N’étant pas d’humeur à prendre des risques, même s’il affrontait un adversaire diminué, Melles ne le lâchait pas du regard.

Le gamin le fixait aussi. Pourtant la douleur devait être insoutenable.

— Je te suggère de me le dire tout de suite, pour t’épargner davantage de souffrance.

Le gamin rampa sur le sol quand Melles avança prudemment vers lui. Cette fois, le juron fut un peu plus coloré. Melles soupira et secoua la tête quand son adversaire se releva en s’appuyant à un fauteuil. Qu’espérait-il accomplir ? Il ne pouvait pas marcher – sa jambe ne supporterait pas son poids. Ne savait-il pas ça ? Était-il désespéré au point d’être prêt à tout essayer, ou croyait-il vraiment avoir une chance de s’enfuir ?

Melles recula, sans jamais quitter son adversaire des yeux, et gagna son bureau. Sans regarder, il prit le premier couteau, le soupesa, et le lança.

Avec un bruit mou, il s’enfonça dans les tripes du gamin, qui s’effondra de nouveau et lâcha sa lame. Cet imbécile avait-il cru qu’il visait sa main ? C’était stupide : une blessure au ventre était plus douloureuse, tout en ne risquant pas de le tuer immédiatement.

Melles revint se camper au-dessus de sa victime, tenant toujours le tisonnier. Le crétin serrait le manche de la dague à deux mains et essayait de la retirer.

— Qui t’a envoyé ? redemanda Melles. Le gosse leva les yeux vers lui et cracha.

Melles soupira. Il allait devoir consacrer plus de temps que prévu à cette histoire. Mais il n’avait pas le choix.

— Tu me le diras tôt ou tard… (Plutôt tard, hélas, car cet imbécile n’avait pas assez de cervelle pour comprendre qu’il était déjà mort.) Mieux vaut tôt, crois-moi.

Cette fois, le gamin lui suggéra d’aller manger un étron. Melles abattit le tisonnier sur son autre genou, s’appliquant à le faire souffrir suffisamment pour qu’il crache le morceau.

Finalement, il réussit à avoir ce qu’il voulait. La réponse le rendit plus malade qu’il ne l’était avant de commencer cet exercice futile.

Le duc Jehan. Cet abruti avait à peu près autant de cervelle que son assassin.

Il n’avait pas engagé le tueur pour venger Tremane, ou pour qu’un autre Héritier prenne la place de Melles. Non, il s’était fourré dans le crâne qu’il hériterait du trône s’il réussissait à éliminer les autres candidats. Tout ça parce qu’il était le cousin de Charliss !

Apparemment, il avait pensé que personne ne pourrait remonter jusqu’à lui. Mais qui aurait-on accusé une fois Melles mort ? Jehan y avait-il réfléchi ? Ce sombre crétin avait dû commencer par le dernier nom sur sa liste, au lieu du premier…

Melles acheva le gamin d’un seul coup de couteau, laissa tomber l’arme à côté du cadavre et s’essuya les mains dans une serviette.

Puis il réfléchit.

Faire de cet idiot un exemple ne serait pas suffisant. Jehan croirait s’en être tiré, et il essaierait encore de se débarrasser de lui. Même si Melles était immunisé contre la plupart des poisons, une bonne dose risquait de le rendre malade. Alors, il perdrait un temps précieux, et un de ses ennemis en profiterait pour approcher l’empereur. Non, il allait devoir flanquer une belle frousse à Jehan, et faire de lui un exemple pour les courtisans qui rêvaient de l’imiter.

Il lui fallut mobiliser tous ses talents pour réussir son coup – pas pour pénétrer dans les appartements de Jehan, mais pour ne pas alerter ses propres gardes. Il se débarrassa de la nourrice qui veillait sur le fils du duc – un bambin d’un an – avec une aiguille trempée dans un puissant somnifère. Le bébé s’assit dans son berceau et regarda l’intrus avec de grands yeux ronds. Melles le souleva et le posa par terre. Puis il lui donna des jouets pour qu’il se tienne tranquille.

Il plaça ensuite le corps de l’assassin dans le berceau, enveloppé dans un drap. Et il laissa le bébé par terre… avec les poignées des quatre dagues.

Une mise en scène théâtrale… Mais Melles avait le sentiment qu’il n’en faudrait pas moins pour attirer l’attention de Jehan.

Il avait pensé à laisser les dagues entières. Hélas, si le bambin était aussi bête que son géniteur, il risquait de se tuer. Ça n’aurait pas été une grande perte, mais Jehan, trop malheureux, n’aurait pas compris la leçon. Et massacrer les bébés n’était pas bon pour une image de marque.

Melles regagna ses appartements, se sentant vidé et dégoûté. Il avait perdu une bonne partie de la nuit – et à cette heure, l’eau chaude qu’il avait utilisée pour nettoyer le sang n’aurait pas été remplacée.

Il allait devoir se laver à l’eau froide. Encore un point en moins pour Jehan.

Il se mit au lit, frigorifié et en colère, mais assez fatigué pour dormir.

Avec un peu de chance, son petit cadeau empêcherait Jehan et d’autres comploteurs de dormir les nuits à venir. Ce n’était pas une vengeance digne de lui. Mais pour le moment, il s’en contenterait.

Au coeur des tempètes
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